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J’ai beaucoup de mal avec le mot anthropocène et je le refuse obstinément. C’est un mot maladroit, forgé dans l’urgence climatique pour pointer la pression néfaste de l’activité humaine sur la longue chaîne des équilibres environnementaux.
Pour moi, au-delà de la réalité incontestable qu’il pointe, ce mot est problématique parce qu’il dit mal les choses et ne permet donc pas de trouver des réponses satisfaisantes.
C’est un mot étriqué et oublieux.
Un mot étriqué
C’est un mot petit qui se trompe de focale en réglant l’objectif sur l’être humain seulement, cf anthropos. Il indique clairement que le seul acteur des causes du déséquilibre actuel, c’est l’être humain, responsable parce que seul agent intelligent et proactif.
C’est un mot étriqué parce qu’il ne prend pas de hauteur et ne questionne pas le monde en termes de systèmes mis en mouvements dans un ordre des choses qui s’impose à l’humanité enfermée dans son écosystème :
– Je parle d’un sytème implacable qui voit l’être humain prisonnier du fonctionnement de son environnement.
– Je parle d’échanges réciproques entre nature hostile et humanité fragile, dans une suite d’interactions où l’être humain ne peut faire autrement que prélever et rejeter, en y consacrant toute son énergie.
– Je parle d’un ordre des choses fondé sur la prédation, la compétition et la domination, ce qui transforme l’écosystème de l’humanité en une véritable entremangerie qui s’impose à elle et à laquelle elle doit, elle aussi, s’adonner impérativement.
– Je parle d’un ordre des choses qui s’immisce jusque dans les plus petits interstices de la condition humaine, ne lui laissant aucun répit.
C’est un mot malheureux qui possède des dérivés culturellement culpabilisants parce que certains excités n’hésitent pas à parler d’européocène, voire d’anglocène pour dédouaner certaines cultures humaines. Ces dérivés créent une coupure civilisationnelle entre des innocents d’un côté et des méchants de l’autre, ils ouvrent le chemin du ressentiment.
Un mot oublieux
Non content d’avoir la vue basse, ce mot a la mémoire courte.
Dans son besoin urgent de nommer ce que nous avons sous les yeux, il oublie toute profondeur historique, il ne voit pas le rôle délétère de ce qu’on appelle communément « la nature ». Il ne prête aucune attention aux raisons et motivations qui ont conduit l’humanité à créer cette étrange situation où nous dansons sur un volcan, parce que oui, nous dansons sur un volcan.
Courte vue, mémoire courte, l’un nourrit l’autre, et pour un mot chargé de créer un concept sur l’état de notre planète, ce double aveuglement est grave.
Ce mot qui ne parle pas de la place précaire de l’humanité dans son écosystème oublie l’état de misère noire qui est sa condition depuis toujours.
Ce mot qui ne voit pas les coups portés par un ordre des choses implacable oublie que l’Homme cherche depuis toujours à se donner des largeurs aux coudes pour sortir de sa condition de grande précarité. Il a toujours recherché à dépasser son état inhérent de survie craintive et superstitieuse pour atteindre un soupçon d’autosuffisance personnelle ou collective.
La révolution néolithique fut une première victoire sur sa condition première, et la révolution industrielle du XVIIIè fut sa deuxième grande victoire, une véritable réussite.
Ce mot qui ne voit pas la prédation, oublie que l’être humain ne peut faire autrement que prélever et rejeter, et, pour atteindre la satiété et la sécurité alimentaire dont il a besoin, il doit prélever beaucoup et rejeter beaucoup. Le rendre historiquement responsable de cet état des choses est stupide. Or, quelle charge culpabilisante dans le mot anthropocène !
On y accroche trop souvent les notions de cupidité, avidité, excès, orgueil et égoïsme d’espèce pour oublier qu’on a tout autant le droit de lui accoler de nobles sentiments comme l’amour, l’affection, l’empathie et même la compassion, tous ces dérivés de notre capacité humaine à ressentir la fragilité de nos proches et de nos pairs.
Je t’assure que cet aveuglement, certainement nourri de bonnes intentions, m’indispose.
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Et donc ?
Donc ?
Tout d’abord, je souhaite reprendre cette citation apocryphe d’Albert Camus : mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde, qui perd un peu de sa puissance parce qu’elle est utilisée dans presque tous les camps pour discréditer ce que dit le camp d’en face. Cependant, elle reste utile à rappeler à une époque où le trivial et le goût de l’à-peu-près créent des mots approximatifs comme anthropocène, patriarcat, fascisme, racisme, islamophobie pour prendre les plus saillants. Le mot anthropocène avec sa charge culpabilisante est très mal venu pour décrire un processus historique qui porte en lui une réelle noblesse accouchée dans la douleur, parlez-en à nos aïeux : pour la première fois de son existence, et depuis peu de temps, l’humanité a inventé une multitude de sociétés concrètes qui lui procurent du bien-être, de la sécurité alimentaire, un vrai sentiment de pérennité et bien d’autres bénédictions sur lesquelles je ne m’attarderai pas ici. Ces sociétés qui nous permettent, à nous, génération unique dans notre histoire, de ne plus survivre seulement, mais de vivre en masse, vivre vieux, vivre sans affliction, je les appelle des sociétés de satiété. Satiété étant entendu ici dans son acception de « satisfaction des besoins ».
La proximité consonantique de ces deux mots me convient pleinement, et je peux même dire que je suis assez fier de ma trouvaille ! De plus, cela me permet de créer à mon tour un néologisme propre à conceptualiser notre temps…. attention, accroche-toi…
nous sommes entrés dans l’ère géologique du satiétocène1 et nous n’en sortirons plus !
Satiétocène ?
Satiétocène pour parler d’une humanité en marche.
Satiétocène pour décrire le mouvement d’émancipation de l’espèce humaine sur son environnement.
Satiétocène pour décrire un mouvement irréversible qui ne s’arrêtera que lorsque le dernier être sur Terre aura atteint son propre état de satiété. Il est absolument inenvisageable de penser que les Chinois, les Africains et mon voisin de quartier accepteront de se serrer la ceinture lorsqu’ils voient la puissance émancipatrice du satiétocène.
Et donc ?…
Eh bien, la responsabilité qui est la nôtre, au sens noble du terme, est de trouver un ensemble de réponses pour continuer à satisfaire nos besoins organiques et spirituels dans le plus grand respect2 de cet environnement qui nous entoure, nous traverse et nous constitue.
Mais je ne suis pas trop inquiet, nous avons montré maintes fois que nous sommes une espèce animale particulièrement créative et si nous arrivons à concevoir le problème actuel en termes de défis à relever et non de fatalités à subir, eh bien nous trouverons des réponses adaptées, mais encore faut-il que nous mettions les bons mots sur les bons concepts.
Marre de ce boulet de culpabilité que nous trainons par masochisme inconscient, au milieu d’une nature sans conscience !
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Tu peux prolonger la lecture de mon billet avec l’épisode de l’émission Les chemins de la philosophie où Géraldine Mosna-Savoye nous présente Joris Karl Huysmans qui se classe dans le mouvement décadentiste de la fin du XIXè, « A rebours » du romantisme puisque son oeuvre traite de la monstruosité de la Nature.
Je viens de faire la connaissance de cet auteur et je partage une bonne part de son analyse sur le Monde comme il s’impose à nous, vision portée par Baudelaire, de son côté aussi.
Cela pour dire qu’on se croit toujours original dans sa pensée, mais qu’on ne fait jamais que répéter ce qui a déjà été pensé.
Différence : je ne suis pas du tout décadentiste !
1 Attention ! « sociétés de satiété » et « saciétocène » sont des marques déposées ! Si tu les reprends à ton compte parce que tu trouves ces mots pertinents, n’oublie pas que ces expressions sont de moi ! 🙂
2 Je laisse le mot « respect » pour ne pas trop te froisser, mais je ne me sens aucunement redevable de quoi que ce soit envers la Nature. Un jour, j’ai été placé dans ses bras, et depuis, j’essaie, avec l’aide de mon entourage.
Entre la Nature et moi, c’est un mariage de raison, pas un mariage d’amour !
[…] d’une jungle qui l’étouffe et qui veut lui faire courber l’échine constamment ; une jungle dont il cherche à s’extirper depuis toujours, par n’importe quel moyen culturel qu’il met en place. Et, dans ce domaine, il a eu du […]
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Relisant tes lignes, je me demandais, à la veille où presque de notre grande reussite industrielle (je te cite), o combien effroyable notre dame nature pouvait être. J’ai trouvé en Jacques Cartier (j’aime le Canada) quelques images. Une vision d’horreur d’un monde vierge que je partage avec toi:
« Nous nommâmes ces îles , îles de Margots ( Îles -aux oiseaux ) …..Nous les trouvâmes pleines de beaux arbres, prairies, champs de blé sauvage, et de pois en fleurs, aussi gros et aussi beaux comme je n’en vis jamais en Bretagne, qu’ils semblaient y avoir été semés par des laboureurs.Il y a force groseilliers, fraisiers et rosiers de Provins, persils, et d’autres bonnes herbes de grande odeur. »
Nous étions donc en 1534. La nouvelle France avait assurément tous les attributs d’une terre vierge mais fertile. C’était surtout un bon endroit pour troquer des fourrures et c’était bien pour cela que nous resterions là-bas. Nous connaissons la suite: le dur combat de l’homme contre les éléments, les ours, et ces combats sporadiques avec des autochtones sauvages parfois récalcitrants à notre seule volonté mercantile.
Il n’était pas question d’un quelconque poids que la nature nous imposait. Ce (ces) périple(s) exploratoire(s) est(sont) , à mon sens, une étape aussi determinante que l’êre industrielle dans la construction du monde d’aujourd’hui.
Alors, j’en conviens, on peut se demander si la nature nous rend le commerce facile. Et c’est bien ça que voudrais que tu creuses, si tu veux bien. Je finir par croire que tu es animiste sinon (lol).
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En amont, j’aimerais que tu te demandes pourquoi l’homme fait commerce.
A quel besoin correspond cette nécessité vieille comme le monde, qu’il faut savoir différencier du mot « mercantile » que tu utilises trop vite.
N’est-ce pas parce que la nature ne sait pas répartir équitablement les ressources sur la planète, condamnant ainsi l’humanité à se livrer à un troc éternel qui la conduit bien souvent à dominer son semblable ou bien à lui voler ses propres ressources ?
Une grande partie des guerres que se livre l’humanité ne sont-elles pas ce qu’on appelle des « guerres de ressources » ?
Et non l’expression d’un esprit pervers qui ne pense qu’au mal.
« Prédation, compétition, domination » sont les trois piliers de l’ordre des choses dont je parle dans mon texte et dont l’humanité est porteuse elle aussi, par « nature » humaine. Mais à la différence de l’ours qui bouffera éternellement le saumon sans jamais se poser la moindre question, l’humanité, elle, s’en pose, et toi aussi, à la suite d’ailleurs, de Voltaire qui se demandait pourquoi se battre en Nouvelle-France pour « quelques arpents de neige ». A ce sujet, on ne peut pas dire qu’il ait eu le nez creux parce qu’on connait la suite.
Des québécois semblent en éprouver du regret.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Quelques_arpents_de_neige
Alors, tu peux avoir une nostalgie romantique en toi et ne voir que l’expression de la cupidité humaine dans ses initiatives canadiennes. Moi, j’y vois quelque chose de désespérément plus noble, mais j’ai du mal à le faire comprendre parce qu’on a trop bien appris à mon semblable à culpabiliser.
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Nota : j’ai modifié mon commentaire précédent où j’ai enlevé la dernière ligne, trop polémique. 🙂
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[…] qui nous remplacera, si jamais nous n’arrivons pas à mettre à distance, une fois encore, un ordre des choses qui ne fait rien pour nous venir en aide. Un voeu épigraphique, un voeu de mots martelés dans de […]
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[…] 🙂 !Je me dis que depuis que l’humanité est humanité, celle-ci passe son temps à augmenter sa réalité. Ce qui change aujourd’hui, n’est pas le fond de cette affaire vieille comme le monde, […]
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[…] de dénuement total au milieu d’une nature hostile et qu’il rend responsable de cet ordre des choses naturel, conséquence de son péché.Vous le voyez venir le gros pervers, avec ses gros sabots […]
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