Granny Cherry

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dimanche 3 août 2003 

Ce dimanche-là fut un dimanche de famille émiettée depuis longtemps en poudre fine et recomposée ailleurs, au gré des quatre vents, un dimanche de famille tendrement réunie pour l’occasion, un dimanche à l’ancienne, aux saveurs d’antan et sourires d’aujourd’hui.
Ce dimanche-là fut un dimanche façonné par de vrais sentiments tout entier contenus dans le château familial, le château comtal à la tenue de marbre, aux pierres rouges et toiture d’ardoise, domaine posé à même le flanc de sa montagne aveyronnaise, au-dessus des cèdres bleus et des pins noirs.

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Au centre de ce dimanche-là, Granny Cherry, ma mère, doyenne hors d’âge de notre bouquet familial, on n’a pas tous les jours cent ans.
Granny Cherry, idole des années folles, garçonne des planches parisiennes, icône à la peau d’hostie fraîchement levée du ciboire, Fleur de sel disaient ceux qui goûtèrent sa jeunesse du côté de Juan-Les-Pins et gardèrent longtemps sur le bout de leur langue des paroles de temps suspendu, et dans leurs yeux, des éclats lumineux de ciel bleu, de mer, de sucre et de pinèdes.
Ma mère, de son vrai nom Cerise Eglantine Georgette Escoffier, aujourd’hui raisin sec en dentelles et colliers de perles, ma mère assise en bout de table, auprès de qui je retrouvais toujours le baume de mon lait de naissance, cette eau-de-vie qui apaisait encore mon vieil ego déchiqueté.

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Dehors, ce dimanche-là fut un dimanche étouffant aux odeurs d’herbe coupée, un dimanche pâteux saturé d’air trop lourd et de rafales de vent sorties d’un four solaire, un dimanche d’arbres gémissants et de Passes Roses tombant lourdement au sol, pommes déjà trop mûres.
Dedans, dans le salon de curiosités du manoir, dans le salon Agar au parquet craquant, aux murs d’ambre jaune, dans le salon confit de souvenirs maçonniques, dans le salon aux ombres fraîches à la table dressée, notre famille crépitait et, curiosité parmi les curiosités, Granny Cherry rayonnait.

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Ce dimanche-là fut un dimanche de poème apparu, de poème imposé au brouhaha familial par la voix de ma mère, éternelle amoureuse devant l’Eternel, épouse de Franc-maçon à la vie à la mort, poétesse passionnée de surréalisme.
Un dimanche de poème doux-amer lancé par une voix qui paraissait ne pas vouloir arriver au bout de son souffle :

Au soir peu souple de cette journée de plomb,
écrasé et moite, 
mon cerveau s’ébroue.

C’est ainsi, comprenez, 
qu’il déboutonne sa torpeur, 
qu’il se libère d’un Soleil 
écrasant de son marteau 
et l’Air et l’Eau. 
Agar, 
dans ta goutte d’air frais, 
un bouquet familial s’épanouit,
il se nourrit d’Amour liquide.

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Ce dimanche-là fut un dimanche de vie fauchée à l’heure du thé et des petits gâteaux, un dimanche de soleil couché et de voie lactée où Granny Cherry s’allongea et nous fit la surprise de gober l’infini à l’heure des étoiles froides, nous laissant seuls, vides et désemparés sur notre plan de vie, sans plus de fleurs ni de couronnes.

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Poème écrit entre 2010 et 2012, en souvenir de la journée caniculaire du 3 août 2003 qui a marqué le début de l’hécatombe chez nos petits vieux.

Ce jour-là, moi aussi j’ai cru que j’allais crever de chaleur en revenant d’un WE pourtant merveilleux passé entre amis dans un petit hameau du nom de Agar, dans l’Aveyron (Visible sur Google Earth, près de Nauviale). La voiture qui nous ramenait à Toulouse était surchauffée et tout le monde cuisait à petit feu dans son jus, chauffeur compris. Il régnait dans ce véhicule un silence imposé par le poids de la canicule (+40°) et le bruit qui s’engouffrait par des vitres largement ouvertes, et bien incapables de laisser entrer un peu de fraîcheur puisqu’il n’y en avait pas le moindre souffle !!! 
La nuit qui a suivi cette journée ne s’est pas révélée plus clémente, et j’ai donc écrit, parce qu’il fallait que ça sorte, le petit poème que je mets dans la bouche de Granny Cherry. Je l’ai légèrement retouché pour qu’il colle à l’histoire qui l’englobe. Quelques jours plus tard, on a commencé à parler de la surmortalité des personnes âgées et ce phénomène a été un choc pour moi. Je ressassais constamment le début du poème que j’avais écrit le 3 août au soir : « Au soir peu souple de cette journée de plomb, écrasé et moite, mon cerveau s’ébroue. (…) Le sang quitte les joues de la Terre, jaune et vêtue de paille, elle espère le flux. Plus de fleurs, plus de couronnes, reste l’Amour. (…)  » en barjotant l’idée que, sans le savoir, je parlais déjà de ce qui arrivait sous nos yeux.

Rappel : + 15000 morts (surmortalité) entre le 4 et le 20 août 2003.

Photos : Renée Perle, modèle (1930/1933) de Jacques-Henri Lartigue.

Avec la climatisation d’aujourd’hui, je n’aurais jamais écrit le petit poème que je fais dire à Granny Cherry 🙂 !

5 réflexions sur « Granny Cherry »

  1. douceurs des mots. merci du partage. oui, parfois, visionnaire à notre insu… pour le pire, et la lumière aussi, parfois. encore merci Christophe. Myriam

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  2. Bonjour Christophe
    Un grand merci pour ce partage. Très belle écriture !!!Granny Cherry m’a particulièrement touchée.Lu à voix haute pour Tonio très ému !Merci.
    Annie.

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    1. Merci Annie,
      honnêtement, j’ai pris ton adresse tout à fait au hasard, en me disant que, depuis le temps, il y avait de grandes chances pour qu’elle ne soit plus valide.
      Je suis donc heureux de voir que ce texte t’est parvenu et qu’il vous a touchés, à Tonio et à toi.
      Tu l’as lu à haute voix et tu as bien raison, il est fait pour ça !
      N’hésite pas à trainer dans la catégorie « textes », tu trouveras peut-être d’autres écrits qui te plairont, en sachant que je ne mets jamais deux fois mes pas dans les mêmes traces, cad que je ne persiste jamais dans le même style d’écriture ou le même thème. Enfin… je crois.
      Traine aussi dans les autres catégories, tu apprendras ainsi à mieux me connaitre et comprendre ce que je deviens, depuis le temps où nous nous vîmes 🙂
      N’hésite pas à partager autour de toi. Moi, en grand introverti, je ne le fais pas, mais je délègue volontiers !

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