road rage

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C’est vrai qu’en ce moment, j’aligne les insomnies, mais ça explique pas tout. 
Elles sont pas agressives, je les vis plutôt bien, elles me permettent de refaire le monde, donc, je pense pas que ce soit ça.
Je crois que c’est plutôt au p’tit-dèj, quand j’ai allumé la radio…
je sais bien qu’il faut pas faire ça parce que cette boite à malheurs enfile les mauvaises nouvelles comme on enfile les perles. On dirait les crottes qui sortent en billes du cul d’un lapin.
Pop, pop, pop, pop… 
ça gâche ton café…
ta tartine beurre-confiture-catastrophes a un drôle de goût et te file des brûlures d’estomac. 
Mais voilà, de temps en temps, la radio me rappelle qu’au-delà de ma solitude, y a de la vie.

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Quoi qu’il en soit, après mon p’tit dèj, je suis sorti de Balma pour rejoindre Toulouse. J’ai pris la bagnole et puis l’avenue de la plaine qui longe le périf.
A peine engagé sur l’avenue, je me fais coller le train par un utilitaire que je sens bien nerveux.
C’est un peu un pléonasme.
Moi, c’est 50. Et quand je dis 50, c’est vitesse plafond, pas vitesse plancher. En réalité, c’est plus souvent 47 que 50, et quand on me colle, je me sens aspiré vers l’arrière et ça devient 45.
Je sais pas pour vous.
Je vois plus la plaque du type, sa calandre bouche mon rétro, on dirait que je traine un wagon.
J’adore ça !!!!!
Avenue de la plaine. 
Une belle artère bien organisée, avec des voies pour les voitures, les vélos sur le côté, à part, et au milieu, entre les deux bandes de circulation, les voies de bus, un peu surélevées.
Tout est à sa place, bien rangé, y a pas de danger.
Je la trouve intelligemment foutue, à un détail près.
Avenue de la plaine, on peut pas doubler.
Il faut l’accepter.
A moins bien sûr…
à moins de prendre la voie de bus, ce que fait le type qui arrive à ma hauteur. Il m’adresse un geste plus ou moins vague, assez indéchiffrable, mais bien énervé.
J’y file un grand coup de klaxon, ma voiture est une allemande, elle corne fort.
Lui, il pile devant moi, au point que je pense m’emplafonner son flocage qui m’apprend “Da Costa, plombier-zingueur“ et qui affiche fièrement “Da Costa, c’est du costaud !“.
Puis, il repart.
C’est peut-être ça… 
je veux dire… le coup de frein, et puis bye, bye, j’me casse !
En tout cas, ce dont je suis sûr, c’est que c’est là que mon disjoncteur perso fait chtok et se fout en mode reptilien. 
D’un coup. 
Cortex débranché, toutes mes lumières s’éteignent, j’entre en mode dégradé.
Ma voiture, elle, accélère toute seule, elle a pris les commandes.

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Je rattrape le type au feu rouge de l’avenue Suzanne Lenglen, on se retrouve l’un derrière l’autre. 
Il m’a pas quitté du rétro et voit que je descends.
Il fait de même, nous nous retrouvons face à face.
Un beau gaillard, jeune, la barbe d’aujourd’hui, le T-shirt moulé sur un corps bien modelé. Son bras solide est tendu vers moi. Calmement, sa main fait “non“.
— Pas d’histoire. Je suis pressé, j’ai une urgence.
— Content pour toi. Ton coup de frein, il avait une urgence lui aussi ? Des excuses peut-être ?
Je sais, j’aurais pas dû ajouter “Ducon“, mais je vous l’ai dit, j’étais en mode dégradé. 
Au regard, j’ai compris que j’aurai des excuses le jour où la France sera championne du monde.
De rugby.
Son bras toujours tendu, il me touche de son index puis il montre ma voiture.
— Ecoute papi, remonte dans ta caisse et basta !

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Papi ???!!!…
De nouveau, ça fait chtok dans ma tête. 

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Son bras tendu vers moi c’est comme un raffut, et les raffuts ça me connait, je parle rugby couramment.
J’attrape la manche de son T-shirt comme un judoka, je l’amène vers moi et je le force à plier son bras, je suis pas mal costaud moi aussi, avec ma main libre je lui colle une belle baffe comme on fesse un garnement, bien sûr ça lui plait pas, il encaisse plutôt bien la baffe de l’ancien joueur du Stade, il recule puis se projette vers moi, malheureusement pour lui ça aussi je connais, j’ai souvent pratiqué, et puis sa garde est plutôt faiblarde, elle me laisse un boulevard, ma fausse patte d’ancien troisième-ligne-qui-rechignait-pas-à-la-castagne se faufile entre ses bras et vient s’écraser lourdement dans sa barbe, voilà fiston, papi fait de la résistance, j’ai oublié ce que ça fait mal de cogner ailleurs que dans un punching-ball, il titube mais il est jeune le sagouin, il récupère vite. 
Je lui dis :
— Ecoute, petit, je dois te dire…
lui dire qui je suis et qu’il est mal tombé, mais il me laisse pas continuer, lui aussi est entré en mode dégradé.
Il se jette sur moi. 
Bref.
Le souvenir qui me reste de tout ce ciel qui nous est tombé sur la tête, c’est que je l’ai roué de coups bien au-delà de ce qui était déjà trop. Et ensuite, comme si ça suffisait pas, ou alors justement à cause de ça, j’ai continué à cogner la carlingue de son utilitaire et son “Da Costa, c’est du costaud !“ parce que je pense pas avoir lu de slogan plus con.

C’est peut-être le slogan…
ou alors c’est parce qu’il m’a pas reconnu.
Ou alors parce que c’est moi en plus jeune.
Je sais pas.

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Puis, je me suis enfermé dans ma bagnole.
Et j’y suis encore.
Le gendarme a tambouriné à ma vitre, j’ai pas ouvert. J’ai à peine tourné la tête, ça cogne dedans.
Lui, il m’a reconnu, il est venu débrouiller une affaire de cambriolage chez moi, j’ai dédicacé un ballon de rugby pour son fils.
Pour l’instant, il insiste pas trop. A travers la vitre, il se contente de me demander de garder les mains bien en évidence.
Y a pas de risques, elles sont collées au volant, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour qu’elles me fassent pas trop souffrir. 
Elles sont en sang, ça dégouline partout.
J’ai vraiment fait une belle connerie.

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Depuis le début, j’ai pas quitté mes lunettes de soleil.
Le soleil. 
C’est peut-être à cause de lui…
juin, juillet, aout, septembre, octobre, ça fait cinq mois qu’il nous cogne dessus à grands coups dans la gueule.
Trois ou quatre jours d’orage en cinq mois, c’est vraiment pas beaucoup.
Et ce matin à la radio, la journaliste :
“Beau temps prévu sur le sud-ouest, le soleil brillera toute la journée.“
Beau temps ?
T’as vu ça où, Parisienne de mes deux, faut changer tes algorithmes de robote !
Au bout de cinq mois, c’est “sale temps prévu sur le sud-ouest, le soleil braillera toute la journée“.
C’est peut-être à cause de son ton de petite écervelée…

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Les gens s’affairent autour du pauvre gars que j’ai massacré, il pisse le sang.
Y a les badauds, le personnel du Courte-Paille, les gendarmes, la police municipale, les pompiers, le SAMU, les voitures qui se repaissent, tout le monde est là.
Dans ma bagnole, collé au volant, pétrifié, je fixe le ciel toujours aussi connement bleu.
C’est peut-être sa couleur qui me sort par les yeux…
Le jeune cerbère qui surveille que “gardez vos mains bien en évidence“, et que je sens tendu comme un France-Angleterre, laisse la place à son chef.
On m’invite une dernière fois à ouvrir la portière. 
Je lâche le volant, je grimace, je m’exécute.

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“Road rage“ dirait mon fils. 
C’est comme ça papa, cherche pas. 
Aujourd’hui, c’est tombé sur toi.


Un petit extrait de l’excellent film à sketchs argentin « les nouveaux sauvages » (2014). Il n’a pas inspiré mon texte, écrit en 2019 à partir d’une base réelle, mais il y a des recoupements. 🙂

4 réflexions sur « road rage »

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