Sergent Stormley est un coeur tendre (2)

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Lire tout d’abord Sergent Stormley est un coeur tendre (1).

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Autrefois, j’avais des tripes qui vibraient… comme vous, j’avais des tripes. Il y a bien longtemps. Des tripes qui vibraient à chaque pas de danse, à chaque mélodie, des tripes qui résonnaient. Je les ai perdues sur un champ de bataille quelconque, sur une planète semblable à tant d’autres. Une planète qu’il fallait conquérir sous un prétexte bâtard, mais en réalité, pour la seule gloire d’un Empire qui voulait enfler jusqu’à l’infini et au-delà.

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Nous ne savions pas quel âge avait Sergent Stormley, mais nous savions qu’il aurait dû partir à la casse depuis bien longtemps déjà, tant il dérapait. Seul, le fait qu’il ait été affecté comme pion dans l’obscure école militaire où nous servions, pouvait expliquer cet oubli. Une rumeur voulait qu’il fût protégé par un ancien élève devenu important dans la hiérarchie, mais j’ai toujours pensé qu’il s’agissait là d’une simple légende pour dorer le blason de notre petite école sans importance qui ne donnerait jamais le moindre membre d’élite à l’armée impériale.
Toujours vautré dans son fauteuil, le port de tête ayant perdu toute fierté, ses longs bras immobiles dans le prolongement d’un corps plus couché qu’assis, Sergent Stormley, homme-machine, nous parlait de tripes perdues, ce qui était proprement impensable. Quel verrou intérieur ne jouait-il plus son rôle ? Quel algorithme ne remplissait-il plus sa fonction de censure à toute évocation d’un passé humain ? Dès le mot Autrefois, cet algorithme aurait dû se mettre en éveil !
Oui, Sergent Stormley dérapait, il déraillait même complètement, il blasphémait contre l’Empire et nous l’écoutions, un frisson nous parcourant l’échine.

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— Bandonéon… Oblivion… tous ces mots qui me remontent comme remontées acides dans un oesophage perdu. Pauvres de vous qui ne savez rien de tout cela ! Collé à mon ventre, le bandonéon résonnait dans mes tripes. Sa nostalgie partait de là et me prenait tout entier… « Ô, par nos tripes et nos boyaux, nos émotions, montées en émulsions, comme blancs sont en neige »… qui parlait ainsi ?… Moi ?… ou bien non, peut-être ce n’était pas moi… juste un lointain souvenir qui ne m’appartient pas. Je fouille, j’explore, et je ne vois que brume et brouillard. C’est insupportable. Je souffre parce que j’accède à la mélancolie. Par quel miracle ? Je souffre parce que je suis inconsolable et je ne sais pas pourquoi je le suis. Par la Sainte Etoile Noire, rendez-moi l’oubli et son doux coma !

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La première vidéo holographique avait disparu. Elle était à présent remplacée par une autre où l’on voyait un grand échalas se tortiller en même temps qu’il animait deux boîtes reliées par un soufflet. Posé sur ses genoux comme un enfant qu’on berce ou qu’on malmène, cet instrument était certainement le bandonéon dont parlait le Sergent.
Mais alors ?… cet homme ancien pouvait-il être celui que recherchait Sergent Stormley ?
Ces longs bras, ces grandes jambes, cette façon d’être assis, certaines ressemblances étaient troublantes, c’est vrai, mais la chose paraissait incroyable. Par l’Etoile qui nous guide, si c’était lui, il avait quel âge !?… Non. Impossible de penser que des chairs humaines aient pu résister tant de siècles, même avec tous les progrès accomplis. Tous les cyberborgs mis en service dans les premiers temps de l’Empire avaient été désarticulés, leurs chairs réduites en poudre vénérée par quelques fétichistes fanatiques.

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— Ecoutez le bandonéon, jeunes padawans. Eprouvez la nostalgie de ce son venu du vent et d’une mécanique ancienne. Oblivion. Ecoutez cette musique remplie de plaintes qui ne gémissent plus aujourd’hui. Des plaintes que seuls des corps corruptibles, mais encore intègres, pouvaient porter. Vous ne savez pas. On vous a nettoyés jusqu’au moindre recoin de vos atomes, vous voilà trop blancs, vous ne pouvez accéder à toutes ces plaintes qui sont autant de baumes. J’ai ma part là-dedans, je ne le nie pas. Je suis inconsolable.

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L’homme de la vidéo agissait comme un pantin soumis aux ordres du bandonéon. Il se cabrait, se ramassait, se levait, sa jambe vivait d’elle-même. Cet homme ancien souffrait-il ? S’infligeait-il lui-même la souffrance qui le traversait ? C’était incompréhensible.
Autour de lui, les autres êtres de ce temps-là ne réagissaient pas, hypnotisés par leurs propres instruments. Je me souviens qu’alors, on essayait de comprendre cette scène à la limite du ridicule, mais elle restait indéchiffrable pour nous et montrait bien toute la distance entre nos habitudes civilisées et les codes de ces temps révolus, barbares.

Un cri terrible emplit le dortoir. Notre réflexion fut stoppée net, Sergent Stormley venait de se redresser d’un coup, raide, les bras toujours collés au corps, les poings serrés, agités de tremblements.

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— « Et puis, à la verticale de nos vertiges, nos émotions !
Ô, par nos tripes et nos boyaux, nos émotions,
Montées en émulsions comme blancs sont en neige ! »

Sainte Etoile noire, rendez-les moi ou bien plongez-moi dans l’oubli et son doux coma !
Oblivion. Je ne peux plus vivre dans une moitié d’oubli !

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Puis, il s’effondra de nouveau dans son fauteuil.
Ce soir-là, nous ne savions pas encore que nous ne le verrions plus trainer dans nos dortoirs, nous reprochant mille âneries tout en laissant passer nos sottises les plus sérieuses.
Sergent Stormley.

(A suivre)

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