Sergent Stormley est un coeur tendre (1)

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Je vais vous faire une confidence, jeunes padawans. J’ai beaucoup pleuré dans ma vie. Derrière mon casque froid et sous ma casquette d’officier russe, oui, j’ai souvent pleuré, et maintenant encore. Quand je devinais que mon uniforme ne serait plus seulement l’élément folklorique d’une parade militaire, mais l’outil de travail d’une machine aux ordres de la folie humaine, je hurlais mon désespoir. Lorsque l’obligation de l’instant me rappellait pourquoi on m’avait affublé de cette deuxième peau, je criais et je voulais tout arracher. Aujourd’hui encore, au souvenir de ces souvenances, ma veste, mon uniforme, mes médailles, mon casque, ma casquette, je voudrais tout envoyer balader et me retrouver nu comme un nouveau-né, mais je ne le peux pas, tout est vissé, collé à ma peau. Alors, je noie mon désespoir dans un alcool particulier, un nectar au goût de musique qu’on appelait classique, un spleen cadencé par une danse d’autrefois, le tango… oui, le tango ! » …

Vautré dans son vieux fauteuil crasseux et défoncé, un fauteuil en tissu qui avait dû être jaune à ses débuts, une jambe à cheval sur un des bras du fauteuil, avachi, Sergent Stormley s’épanchait.
Dans ces moments-là, nous savions qu’il était envahi par des souvenirs venus des vieilles guerres impériales auxquelles il avait participé. Nous comprenions que la part humaine qui composait ce cyberborg voulait prendre péniblement le pas sur le métal, et cherchait à s’exprimer.
Nous étions jeunes et nous nous posions des dizaines de questions sur ce soldat hétéroclite fait de pièces et de morceaux qui avaient du mal à cohabiter. Elles nourrissaient une véritable fascination pour cet homme-machine si différent des autres cyberborg que nous côtoyions.
Sergent Stormley.
Qu’est-ce qui alimentait son désespoir tellement humain ? Quel vieux morceau de quel bout d’un corps rescapé se mettait donc en mouvement dans cet alliage chair-métal ? Etait-ce un bout de coeur meurtri par l’horreur ? Un lobe cervical où le vacarme d’un monde absurde s’était réfugié ? Un rein encore solide mais totalement insondable pour nous autres ? Une blessure fantôme toujours présente malgré le membre amputé ?
Nous n’arrivions pas à trouver d’où partaient les émotions d’une chair ancienne encore palpitante chez ce borg qui nous servait de pion dans nos dortoirs. Certains pensaient qu’en le désarticulant, on trouverait bien la réponse, mais, de mon côté, je me disais que même ainsi, nous ne pourrions pas voir ce qui relevait de l’immatériel, de l’alchimie étrangement nourrie par un mélange de métal et d’os porté par lui seul, notre pion, Sergent Stormley.
Alors, nous nous contentions de l’écouter, et ce soir-là, il fut particulièrement loquace.

Vous ne connaissez pas le tango, bien sûr. Ce pas de deux sensuel et mélancolique qui a disparu sous les nouvelles règles, écrasé par un amas de bombes et de métal hurlant. Aujourd’hui, les coeurs n’ont plus le coeur à rire et à danser, ils ne savent plus faire ! J’ai ma part là-dedans, je ne le nie pas. Je suis coupable. Coupable et inconsolable. Le tango. La reine des danses. Un jeu de chat et de souris qui se tournent autour sans savoir qui de l’un mangera l’autre. Manducation symbolique. Tango. Bandonéon, accordéon, violon, hautbois. Talons hauts, talons aiguilles, robes et costumes, corps qui s’additionnent et forment un tout au service de la grâce… spleen… tous ces mots… toutes ces pensées… d’où me viennent-elles ? Comment est-ce que je m’appelais alors ?… Je vous regarde et je me souviens qu’autrefois j’avais un corps qui dansait ! Ou bien non, ce n’était pas moi, je n’ai peut-être jamais dansé… je n’ai peut-être jamais exécuté le moindre pas de danse, mais je sais que j’ai exécuté beaucoup de danseurs, au nom du nouvel ordre moral, ça, j’en suis sûr. Je crois que je suis inconsolable…

On voyait bien que les bouts de chair de Sergent Stormley étaient traversés de soubresauts qui cherchaient l’identité de celui qui les animait lorsqu’ils était encore ensemble. On voyait bien que la tentative de cette chair tendue vers son passé était vouée à l’échec, irrémédiablement écrasée par les algorithmes qui coordonnaient le métal. On sentait en nous les échos de ce qu’on ne pouvait pas appeler autrement que de la souffrance, on la ressentait avec lui.

Soudain, comme sortie de nulle part, une vieille vidéo holographique se mit à flotter dans l’air de la chambre et deux corps à l’ancienne, l’un femelle et l’autre mâle, voguèrent dans l’air. Notre première réaction fut de rire devant ces silhouettes vieillies et indécentes, mais très vite, la magie d’un rituel dont les codes nous échappaient nous a pris. Ces deux corps se tournaient autour. Ils étaient posés au sol, c’est vrai, mais ils paraissaient flotter. Ils se cherchaient, s’attiraient, s’enroulaient et se repoussaient, se singeaient l’un l’autre ou se prolongeaient pour ne former plus qu’un seul corps, comme lorsque nous communions avec notre Sainte Etoile Noire. Dans notre jeune âge, nous nous demandions si ces êtres n’étaient pas en train de forniquer, suprême blasphème qui rendait le moment merveilleusement illicite.
Sergent Stormley prenait des risques.

— Oblivion, accordéon, violon. Oblivion. Tous ces mots très vieux, plus vieux encore que moi, plus vieux que l’Empire. Oblivion. La musique que vous entendez portait ce nom, oui, c’est ça, je n’ai pas oublié. Oblivion… Ecoutez, jeunes padawans, écoutez et vibrez, écoutez et dansez ce pas de deux, petits padawans ! Si vous pouvez. L’ai-je dansé moi-même ? Je ne sais pas, je cherche. Je sais que j’ai exécuté ou emprisonné la plupart des gens présents ce jour-là dans ce qui s’appelait un club de danse, au nom d’un ordre moral qu’on avait implanté dans ma tête. Je suis inconsolable. Pourquoi ? J’ai oublié.

Suite : Sergent Stormley est un coeur tendre (2)


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