Un trou, un coin perdu dans la campagne

.

Bientôt le 8 mars.
Un pensée particulière pour cette horreur qu’on appelle à juste titre « féminicide ».

Un texte comme une petite vengeanc
e.

.

Bordel !
Me dis pas que tu vas m’enterrer comme un chien,
que je vais crever dans ce coin perdu !
C’est quoi ce délire ?

Paul s’est réveillé en pleine nuit au milieu d’une forêt, ligoté, bâillonné, allongé à terre, à côté d’une fosse. Devant lui se tient Nadia, sa compagne, qui creuse, qui bêche, qui pioche et qui lui tourne obstinément le dos. Il crie, il éructe, il crache sa rage, il se débat et se démène, mais le bâillon et les liens retiennent tout.

Détache-moi, connasse !
Enlève-moi le bâillon au moins.
On va s’arranger, on va trouver une autre solution, je dirai rien, je ferai ce que tu voudras.

Ses yeux roulent dans toutes les directions pour trouver une autre logique. Il se tortille, les liens lui scient les bras, les jambes. Il arrête de bouger, ses muscles sont douloureux. Devant l’horreur qu’il devine, ses paupières se soudent, sa rage déborde, il fond en larmes, sa terreur est la plus forte.
Un gargouillement terrible le souille.

.

Nadia regarde son travail. La fosse est profonde et sa taille suffisante.
Elle respire un grand coup, pose la bêche, frotte avec insistance les mains sur son short et s’assoit sur le rebord de la fosse.
Du pied, elle écrase nerveusement des mottes de terre.

Comment j’ai pu me tromper si longtemps ?
Comment j’ai pu rester si longtemps dans cette ville si petite ?
Tout y est étroit, les choses et les gens, et toi, t’es le pire de tous.

Elle disperse les brisures de terre, ses yeux se perdent dans la nuit. 

Je reviendrai pas à Toulouse, c’est fini.
Les arbres, les collines, la terre, j’ai besoin de tout ça, bon sang.
On est faits pareils, on a la même énergie. Je comprends tout et j’aime tout ça.
A gauche, tu vois, y a la prairie que j’ai descendue en te trainant. Au loin, un champ de tournesols.
A droite, le champ labouré qui remonte jusqu’en haut de la colline. C’est la branche remontante du V.
Moi, je suis ici, dans le bois, tout en bas du V…

Le terrible gargouillement de Paul stoppe ses pensées.
Nadia se relève, elle doit finir son travail.

.

Tu vas te retourner, oui ? Retourne-toi et regarde-moi, pauvre tarée !
Tu vas pas avoir les couilles de faire ce que t’as prévu. C’est pas humain.
Je t’ai fait quoi ? Retourne-toi !
Je suis un homme et pas une bête qu’on fait crever comme un chien.
Retourne-toi et regarde-moi !
J’y crois pas, tu vas pas me tuer, c’est pas facile de tuer quelqu’un, regarde-moi et tu verras.

.

Nadia travaille les angles de la fosse avec sa pioche. Elle marmonne :
— Tu vois ce qu’il arrive à faire, le cheval de labour qui te sert de femme, le bloc, le cul de plomb dont tu te fous quand t’es avec tes amis ! Putain de sarcasmes !
Elle arrête ses coups de pioche, jette l’outil au sol et se tourne vers Paul. Elle tombe sur des yeux remplis de larmes, de rage et d’incompréhension. Elle lui montre ses mains et lui gueule dessus :
— Regarde ces mains, connard, regarde-les bien une dernière fois, ces « paluches ». Elles sont larges, solides, elles soulagent, guérissent, massent, caressent, manipulent des corps cassés. T’as jamais voulu voir le bien qu’elles font, hein, t’as jamais voulu le voir, ça. Regarde ce qu’ils sont capables de faire ces « battoirs » …
Elle couvre la fosse d’un geste circulaire.
— …. t’as vu ? Ils ont creusé cette tombe. Ils t’ont traîné jusqu’ici sans faiblir. Alors, vas-y, raconte partout « Je sais pas si ma femme est kiné parce qu’elle a des battoirs au bout des bras ou si elle a des battoirs au bout des bras parce qu’elle est kiné ! » Ha, ha, ha ! Tu dois les faire rire les chichiteuses qui t’entourent. Mais c’est fini tout ça, tu les feras plus rire.
Elle empoigne sa pioche et se remet au travail.

.

Attends… c’est pour ça ?… mais on est en plein délire ! Si c’est que ça, y a d’autres moyens.
T’as qu’à disparaître. Je te laisse partir, mais alors là sans problème !
Vu ce que c’est devenu entre nous !
Putain, c’est un supplice.

A travers ses larmes, Paul tombe sur le regard de Nadia. Ils lui renvoient tout l’alcool de la veille, les aveux, la soirée qui est partie en vrille, la violente dispute, une fois de plus, et puis toutes ces insultes qui ont volé bas, et puis ces coups qui pleuvaient de tous les côtés, et le réveil ici.
Elle ne fléchira pas. Il la connait, elle ne fléchira pas.
Son cerveau ne lui envoie plus que des flashs d’horreur.

… enterré vivant… étranglé… égorgé… à coups de bêche…
pourquoi elle m’a pas tué pendant que j’étais KO ?…
ça la fait jouir… elle est barje… salope !

.

Les coups de pioche se répercutent dans Nadia. Ils rythment sa frénésie.

Tout ce temps perdu par ta faute… ! Mais aussi, quelle conne !… Et maintenant, quoi ?…
Trouver quelqu’un d’autre ?… Pas envie… Basta… Plus le temps.. Et des gosses ?…
Je peux m’assoir dessus…

Elle s’arrête d’un coup. Il faut qu’elle en finisse.
Elle enjambe le rebord de la fosse, Paul se fige dans l’espoir qu’on l’oubliera.
Nadia tient sa pioche à l’oblique, une main près du fer, l’autre au bout du manche. Elle tourne autour de Paul, elle sait comment faire, où frapper, mais elle doit trouver le bon angle. 
Paul est traversé d’un dernier flash.

… à coups de pioche !… Non !

Nadia lui fracasse le crâne, elle se dit qu’il n’a pas souffert. Elle utilise la pioche comme un crochet pour balancer le corps de Paul au fond du trou, au milieu d’un bois, au point le plus bas d’un V.

.

Voilà, c’est fait.

Nadia regarde son travail. Tout a disparu, la tombe est invisible.
Elle peut se détendre à présent.
Elle respire un grand coup, frotte avec insistance les mains sur son short, époussette ses vêtements et s’assoit sur une souche. Elle se laisse caresser par l’air du jour qui pointe, c’est le mois d’aout, il est doux. Elle étend un bras, ouvre et referme la main sur toutes les bribes aériennes qu’elle peut attraper et qu’elle empoigne comme des objets charnels qu’elle voudrait apprivoiser. 
Elle prend le temps d’en saisir la matière, elle veut en comprendre l’étoffe et la consistance, faire corps avec leur énergie puis, satisfaite, elle les laisse filer tendrement entre ses doigts. 
Les yeux fermés, elle chantonne, se balance et se laisse bercer par les premiers bruits de cette aube nouvelle. 
Les animaux du jour se réveillent, les arbres frémissent légèrement, leurs feuilles jouent sous l’effet de tous ces courants d’air qu’elle câline et libère.
Le léger souffle d’air qui l’enveloppe lui fait penser à celui d’une page qu’on tourne, il donne un sens à la tâche qu’elle vient d’achever.

OK. Y a eu un avant, y aura bien un après.

.


Texte écrit en 2010, souvent retravaillé parce qu’il me résistait, et me résiste encore d’ailleurs. Plaisir de pouvoir lui ajouter des photos et des gifs.
photos de visages : origine inconnue.

photos de femme à la pioche : Brigitte Roffidal, plasticienne. (J’ai retravaillé ses photos). Merci à elle pour l’autorisation d’utilisation.
Gif : traçabilité impossible.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s