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« Je suis juge-pénitent«
in « La chute » de Camus
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Vous permettez, jeune homme, que je m’assoie à vos côtés ? Je vous observe depuis de longues minutes. À vrai dire, depuis plusieurs verres. Du whisky. Oui, je vous l’accorde, ça fait démodé. Et puis, ça revient cher. Mais j’y trouve le seul moyen de dénouer une langue qui ne parle plus à personne. Vous, je vois que vous n’avez toujours pas touché à votre bière. Ah, là, oui, vous faites plaisir à voir. Allez-y… A grandes goulées bien fraîches.
Vous ne m’avez toujours pas répondu. Je peux m’asseoir ? Bon, je vais prendre votre silence pour un assentiment. J’ai soixante-dix ans, vous serez indulgent. Un assentiment ? Ca veut dire que vous êtes d’accord.
Qu’est-ce que vous dites ? Ils mettent la musique si fort dans les bars aujourd’hui. C’est pour faire fuir les vieux comme moi quand vient le soir. Vous disiez ? Pourquoi je vous observe ? Ah oui, c’est vrai. Le whisky et l’âge, vous savez, ça attaque. J’étais assis juste derrière vous lorsque vous avez déplié votre ordinateur, vous n’avez pas fait attention à moi. Un des autres privilèges de l’âge.
J’ai toujours eu de bons yeux et je n’avais rien d’autre à faire. Alors, j’ai lu. Mais je vois que vous me regardez avec reproche. S’il vous plaît, n’en faites rien. Laissez-moi vous expliquer. Vous êtes pressé ? À la bonne heure. J’ai tout d’abord été attiré par le graphisme du site que vous visitez. Belle page d’accueil, vraiment, belle ergonomie, et c’est un spécialiste qui vous parle. C’est un site de littérature ? Je m’en doutais. Une autre bière ? Je vous l’offre pour me faire pardonner. Dites oui, c’est de bon cœur. Ah, vous me faites plaisir, je sens maintenant que vous m’acceptez. Savez-vous que j’ai consacré toute ma vie à l’informatique ? Non, bien sûr. Des cartes perforées au réseau mondialisé, j’ai tout vu. J’ai participé à toutes les étapes. Levez les yeux de votre écran et laissez reposer vos mains, vous vous énervez pour rien, je vous assure, je vais vous expliquer. En attendant, trinquez avec moi, vous me ferez plaisir. Les yeux dans les yeux. Voilà. Merci.
Ne vous acharnez pas, je vous dis, vous êtes tombé sur un troll. Qu’est-ce que vous croyez, bien sûr, je connais ce mot. Vous avez quel âge ? Oh le bel âge. Vous avez la vie devant vous. Jouissez. J’utilise ce mot depuis si longtemps. Des trolls, j’en ai croisé des milliers dans ma carrière, soyez-en sûr. Vous aussi, vous êtes dans l’informatique ? Ah, c’est mieux ainsi. Moi ? Le passé a peu d’importance, voulez-vous. Aujourd’hui, je me qualifie volontiers d’humaniste-aquaboniste. Position inconfortable. Je vous expliquerai. Vous écrivez bien, jeune homme, et dans votre métier, cela vous sera utile. J’ai aimé votre texte. Oui, j’ai encore de très bons yeux, Dieu merci. Le troll, lui, ne semble pas avoir aimé. Laissez-le. Ne répondez pas. Ne répondez jamais aux attaques d’un troll, il ne se nourrit que de ça. Oui, je vous l’accorde encore, ne pas répondre, c’est lui laisser tout l’espace. Mais quand il aura occupé tout l’espace, croyez-moi, il explosera comme la grenouille de la fable. Vous n’êtes pas d’accord avec moi, je vois. Ah, vous avez du sang, c’est bien. Alors, cognez. Cognez et cognez encore et vous serez vaincu par KO parce que le troll se nourrit de vos coups. Il a un avantage sur vous, il est binaire. Il est fait de ce qui fait la logique informatique, il aura toujours un coup d’avance. Son cadre de pensée suit les lois simplissimes de la thermodynamique : action, réaction. Et j’ajoute : absence d’introspection. Croyez-moi. Le troll me fascine depuis que j’ai compris qu’il faudra toujours vivre avec lui parce que le trollisme est congénitalement humain.

Humaniste-aquoiboniste, cela vous questionne ? Qu’est-ce que ça cache ? Rien d’inquiétant, je vous rassure. Mais, si cette appellation vous interpelle, vous m’intéressez un peu plus. Je vous expliquerai. Vous êtes curieux, c’est bien. Votre texte parle déjà de votre esprit. Alors, ne le gâchez pas avec des commentaires dictés par votre colère. Trinquons encore. Le bruit des verres qui tintent, hein, n’est-ce pas un bruit agréable ? Trinquez en me regardant bien dans les yeux. Ah ! Le regard ! Le contact réel par le regard ! Tenez, vous voyez, déjà vous l’oubliez et déjà il spamme moins. Il s’affaiblit parce que vous ne le nourrissez plus. Affamé, il va mourir. Passez par-dessus votre amour-propre et votre sang, jeune homme, le troll s’appuie dessus pour se propager. Oui. Réfléchissez. À cause de votre amour pour vous-même et vos idées, le troll vous transforme en troll. Il se duplique, il a gagné. Les premiers que j’ai croisés, je les appelais pauvres cons, connards, casse-couilles ou bien trous du cul, voyez-vous. Ca vous amuse. Je sens que je commence à vous intéresser. Et puis est arrivée cette expression inventée par un enfant du siècle. Troll. Ca claque comme un coup de fouet, un coup de hache efficace. Le point Godwin en un mot. Vous commencez à vous détendre, vous lâchez votre ordinateur, c’est bien. L’alcool et la convivialité. Vous êtes surpris. Vous avez une petite amie ? Elle s’appelle comment ? Joli prénom, ma grand-mère portait le même. La roue tourne et rien ne change.
Ah ! L’informatique ! Quelle merveille, n’est-ce pas. J’y ai cru. Tenez, je lève mon verre à la miniaturisation. J’ai rêvé à des jours nouveaux baignés par la lumière de l’intelligence artificielle. L’esprit humain puissance dix, le cerveau sort de sa boîte et se prolonge. Je me disais, on va toucher l’infini, on va déployer nos ailes. Enfin. Une prothèse sans limites. Je voyais l’Homme enfin plus grand, l’Homme nouveau. Je l’ai vu trop grand, bien sûr, j’ai dû déchanter. Je deviens lyrique. Trop d’alcool. Trinquez encore avec moi. Si ! Si ! Il faut trinquer à l’infinie bêtise humaine parce qu’il faut s’en réjouir. Elle nous fait toucher l’Homme du doigt, le vrai. Elle nous ramène sur Terre. Trinquons donc aux malwares, aux worms, aux chevaux de Troie et autres inventions humaines. Enfin, trinquons à l’éternel beauf à survêtement qui s’est coulé dans les nouveaux habits du troll.
Une sorte de Ghost in the shell. Mais je deviens grandiloquent.

Comment ? Non, c’est très gentil à vous, je ne partagerai pas vos tapas. Je vais vous laisser en tête à tête avec Agathe. Je l’imagine belle. Je veux rentrer avant trop de lyrisme et d’emphase. Je suis heureux de voir que je ne vous ai pas trop importuné. Ah ! Je parviens encore à me lever et tenir debout. Ne vous inquiétez pas, j’habite juste à côté. Comment ? Humaniste-aquoiboniste ? Je pense vous en avoir dressé le portrait. Je crois en l’Homme, mais nom de Dieu que c’est dur ! Ah si ! Je peux résumer. Vous connaissez Emil Cioran ? Un philosophe. Le sentiment que je n’ai pas tout dit se heurte à chaque instant au sentiment qu’il n’y a rien à dire. Cette phrase figure au-dessus de mon bureau, sous le crucifix. L’expression silencieuse de la totale vacuité ressentie par un Christ mourant.
Dites bonjour à Agathe de ma part, jeune homme.
Texte écrit vers 2010.
[…] !Je me demande s’ils avaient bien conscience de notre trollisme congénital.Ah tiens ! Trollisme congénital est le titre d’un vieux texte que je publierai la semaine prochaine, ça tombe bien et ça me […]
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